Film indien de Rohena Gera – 99’
Avec Tillotama Shome, Geetanjali Kulkarni, Rahul Vohra
Sortie le 26 décembre 2018
Par Jean-Louis Requena
Inde, Bombay, capitale de l’état du Maharashtra. Ratna (Tillotama Shome) est une jeune campagnarde, veuve, qui vient d’être engagée au service de Ashwin (Vivek Gomber) fils fortuné d’un entrepreneur en bâtiment. Il déprime, esseulé dans son grand, luxueux, appartement de la mégalopole. Son mariage prévu, orchestré par sa famille n’a pas eu lieu. Chaque soir il rentre du travail, où il seconde son père, et attend, abattu, que la petite domestique, Ratna, efficace, discrète, silencieuse, en costume traditionnel hindi (le sari), lui prépare son repas vite expédié. Leurs échanges sont brefs, courtois, stricts : de dominant affable, Ashwin, a dominée respectueuse, Ratna. Chacun dans son univers cloisonné, classes sociales séparées, comme depuis des temps immémoriaux.
Ratna en apparence docile, réservée, est néanmoins ambitieuse : elle veut devenir styliste. Elle demande à son patron la possibilité de quitter son service plus tôt, certains jours, afin de prendre des cours de couture. Requête accordée sans difficulté. Ashwin est un homme « occidentalisé », ouvert, qui a vécu quelques années aux États-Unis dans l’espoir de devenir écrivain et d’échapper, ainsi, aux conventions lourdes, paralysantes, de la société indienne. C’est raté. Il est revenu dans son pays natal pour retomber sous le giron de son père, et a manqué son mariage arrangé. C’est un homme seul, aigri, malheureux, que s’efforce de réconforter Ratna, sans déroger à sa position sociale, par des petits gestes du quotidien : servir des repas chauds, des boissons qu’il aime…
Dans cet espace clos, intime, qu’est ce grand appartement confortable, aux couleurs chaudes, les relations entre ces deux personnes vont, par glissements progressifs, évoluer en dépit du gouffre sociétal qui les sépare dans cette société hyper hiérarchisée.
Tout s’oppose à une quelconque transgression…
Rohena Gera (45 ans) après des études dans deux universités américaines est revenue s’installer en Inde, à Bombay (ville monde de 20 millions d’habitants !) capitale commerciale de cet immense pays complexe, variance démocratique à caractère centrifuge. Bombay ou Mumbai est également capitale de l’industrie cinématographique indienne (Bollywood produit par an plus de 200 films autant qu’en France) où Rohena Gera, scénariste, y prospère depuis une quinzaine d’années.
C’est sa première réalisation. Le scénario est issu de ses souvenirs d’enfance en Inde, avec sa « nounou ». Ce premier opus nourri à l’évidence par la vie de la réalisatrice en Inde et aux États-Unis, est surprenant de maîtrise, nonobstant un style de filmage classique, répétitif, dans un décor quasi unique : l’appartement. Le résultat aurait pu rapidement devenir soporifique. Il n ‘en n’est rien. L’apparence simplicité de la mise en image (numérique), du son (direct), est synchrone avec son dessin : dans cet espace limité, pas de scènes attendues, pas d’effusions, peu d’échappées hors de ce dernier, juste quelques scènes d’extérieurs pour « aérer » son propos.
Bien que travaillant pour l’industrie cinématographique indienne de Bombay, Rohena Gera a tenu à diriger deux équipes techniques françaises qu’elle avait repérées chez le metteur réalisateur Cédric Klapisch : Dominique Colin pour la photo numérique, et des techniciens pour le son direct. Les talents multiples du cinéma français s’exportent preuve de la vitalité de ce dernier.
Monsieur (Sir en version originale dont la connotation est différente en anglais) est un film qui en dit plus que ce que nous voyons sur l’écran. Ce qui est hors écran constitue, à la vision de ce long métrage, une sorte de sous texte plus important que le texte proprement dit. C’est pourquoi sous son apparence lisse, non heurtée, le film est captivant sur la condition féminine (pas qu’en Inde !), sur le déterminisme social qui ferait en sorte que chaque vie soit prédéterminée (pays, sexe, religion, etc.). Dans toute situation il y a des passerelles, des chemins étroits, escarpés, pour échapper au « destin ». Rien n’est jamais écrit, tout est à faire. La destinée est trop souvent, une illusion auto réalisée. C’est, sans aspérités, mais clairement, ce que démontre ce film dans un environnement social particulier, l’Inde contemporaine.
Monsieur, a été sélectionné au dernier Festival de Cannes dans la Semaine de la Critique.