Le Successeur
Film belge–canadien–français de Xavier Legrand-112’
A Paris, des mannequins présentent, dans un défilé endiablé, les premières créations du nouveau directeur artistique Elias Barnès (Marc-André Grondin) de la prestigieuse maison de haute-couture française de Yann-Olivier Orsino. Ce dernier, avant sa disparition, a adoubé Elias dont il a fait son successeur. Spectateur inquiet, Elias, au physique imposant, se palpe la poitrine à la hauteur du cœur : l’accueil de sa première collection le stresse malgré les encouragements, le professionnalisme de son équipe. La présentation de la collection est un franc succès d’autant qu’outre les vêtements, le dispositif scénique du défilé en spirale est une nouveauté.
Devenu patron incontesté, avec ses seconds et une agence de publicité, il élabore une photo de lui à paraître, en couverture du Harper’s Baazar, un prestigieux magazine de mode. Sous la pression, l’inquiétude, de son entourage, il consulte un cardiologue qui ne décèle aucun symptôme inquiétant héréditaire (son père a eu un AVC quelques années auparavant). Le médecin recommande le calme et la prise de quelques médicaments.
Elias Barnès travaille avec son équipe lorsqu’on lui annonce le décès soudain de son père suite à une crise cardiaque. Ce dernier habite au Québec (Canada) dans la banlieue de Montréal. Elias est originaire de ce pays ; il l’a quitté depuis une vingtaine d’années. De surcroît, il est fâché avec son père qu’il n’a plus revu depuis tout ce temps. Les ponts sont définitivement coupés entre le père et le fils. Après quelques hésitations, et atermoiements, Elias accepte de se rendre au Canada afin régler la succession de son père.
Sur place tout est prêt : le mobilier de l’habitation sera donné à une association humanitaire, la maison sera mise en vente, les effets dispersés. En attendant les formalités (succession, enterrement, etc.), Elias, dans la maison déserte, découvre l’univers de son père …
Xavier Bertrand (55 ans) est un jeune réalisateur malgré son âge : sa courte filmographie ne comprend qu’un court métrage Avant que de tout perdre (2012) et sa déclinaison en long métrage Jusqu’à la garde (2017) avec le même duo d’acteurs (Léa Drucker, Denis Ménochet). Ce film (critique dans BasKulture en février 2018), un divorce douloureux, est en tous points remarquable par son sujet et son traitement : il engrange par moins de cinq César en 2019 dont celui du Meilleur Réalisateur, Meilleur Scénario Original, ainsi que d’autres prix internationaux (Lion d’argent à la Mostra de Venise 2017, etc.). Successeur est librement inspiré du roman d’Alexandre Postel, l’Ascendant (2015 : Gallimard). Avec la collaboration du québécois Dominik Parenteau-Lebeuf, Xavier Bertrand élabore l’histoire d’une relation toxique, posthume, entre un fils et son père. La narration a été déportée de France au Québec, ajoutant ainsi une note supplémentaire d’étrangeté due au dépaysement (physique et culturel) : Elias Barnès s’appelle en réalité Sébastien Barnès dans son pays natal. Sur place confronté à son passé, il retrouve son accent québécois gommant l’accent français.
Xavier Bertrand déclare à propos de son second opus : « ce qui est le plus intéressant, c’est que le Successeur est sans doute un film de genre, mais d’un genre indéfinissable, hybride, polymorphe : un film néo-noir, conte d’épouvante, parabole tragique, thriller anxiogène ? ». Le récit bien construit, en miroir (France, Québec) malgré quelques facilités de scénario (le comportement par instant incohérent d’Elias) n’en demeure pas moins redoutable, pervers ; il se dévide crescendo.
Comme dans tout grand « film noir », les personnages secondaires, d’apparences anodines, sont inquiétants : Dominique Duchesne (Yves Jacques), le meilleur ami de son défunt père ; Minna Di Savo (Anne-Élisabeth Bossé) l’ancienne petite amie d’Elias organisatrice dans, l’entreprise funéraire, etc. La mise en scène frontale, efficace, secrète une atmosphère sans cesse inquiétante dans des décors neutres : la maison du père, banale aux murs blancs, au mobilier quelconque, instille un malaise « Hitchcockien ». Elias/Elie (le prophète juif du Premier Livre des Rois annonciateur de catastrophes) va, contre son gré, à la rencontre de l’indicible. A la symétrie naturaliste du père biologique et québécois, répond la symétrie artistique du père spirituel, Yann-Olivier Orsino fondateur de la maison de haute-couture. Tous deux disparus. Tous deux absents. Elias/Elie vit dans un désert affectif.
Xavier Legrand est un acteur (cinéma, théâtre), scénariste et réalisateur de son premier long métrage à près de 40 ans (Jusqu’à la garde). Toutefois au théâtre, en comédien, il a joué de nombreux textes de William Shakespeare (1564/1616), Molière (1622/1673), Anton Tchekhov (1860/1904), etc. Cette connaissance, par le vécu, des grands dramaturges et de leurs pièces, imprègne à l’évidence, la structure dramatique du Successeur.
A l’heure ou tant de comédies françaises médiocres (mais rentables !) envahissent nos salles obscures le Successeur est une œuvre forte, ambitieuse, qui surprendra le spectateur.
Jean Louis Requena