Film France/Cambodge/Qatar/Taïwan/Turquie de Rithy Panh-112’
Saloth Sâr (1925/1998) natif du Cambodge, plus connu sous son nom de guerre Pol Pot, est à compter d’avril 1975, le principal dirigeant du Kampuchéa démocratique. Il devient le « frère n° 1 » de ce nouvel Etat communiste, en qualité de premier ministre, d’octobre 1976 à la chute du régime en janvier 1979. Dans sa jeunesse dorée (il est issu d’une famille de notables paysans), et malgré de médiocres études au Cambodge, il obtient une bourse lui permettant de poursuivre sa scolarité en France Métropolitaine ; Il y arrive en octobre 1949. Il rencontre un groupe d’étudiants d’Extrême-Orient discutant de l’avenir de l’Indochine française (aujourd’hui : Viêt-Nam, Cambodge, Laos), colonies françaises alors irriguées par de forts courants nationalistes. Devenu marxiste, il se rapproche des cercles du Parti communiste français ou il fait la connaissance de l’un de ses dirigeant Jacques Duclos (1896/1975) qui deviendra son mentor et de Jacques Vergès (1924/2013), devenu son ami.
De retour au Cambodge en 1953, il assiste en 1954, au retrait des Français d’Indochine après la chute de Diên Biên Phu. Le roi Norodom Sihanouk (1922/2012) est nommé à la tête de l’Etat Cambodgien. Saloth Sâr s’oppose au nouveau pouvoir et, comme nombre de ses contemporains, entre au parti communiste : le Parti révolutionnaire du peuple khmer. Commence des années de guérilla dans le maquis. En 1965, il visite la République démocratique du Viêt-Nam ou il aurait rencontré, à plusieurs reprises, Hô Chi Minh (1890/1969) et les dirigeants qui l’environnent alors que démarrait la guerre avec les États-Unis (guerre du Viêt-Nam 1955/1975). Cependant, Saloth Sâr est attiré par la Chine en plein révolution culturelle où le dirigeant Lin Piao (1907/1971) fait triompher la pensée de Mao Zedong (1893/1976) : une autarcie nationale et totale, une direction politique limitée à quelques fidèles, un état très autoritaire, principes qu’il adoptera une fois au pouvoir. La guérilla des Khmers rouges embrase, hors des villes, une grande partie du pays. En janvier 1970, Norodom Sihanouk quitte officiellement le pouvoir pour se faire soigner en France. La gouvernance difficile du pays est reprise, depuis Phnom Penh, par le général Lon Nol (1913/1985) et le cousin du roi Sisowath Siritk Matak (1914/1975), deux affidés des américains.
Conjointement au retrait des américains au Viêt-Nam en 1975 (chute de Saigon en avril 1975), les forces communistes de Saloth Sâr triomphent de l’armée de Lon Nol : Phnom Penh tombe entre les mains des Khmers rouges considérés, à l’origine, par la population, comme une force libératrice. Saloth Sâr se fait alors connaitre comme « frère n° 1 » et adopte son nom de guerre : Pol Pot. Ce dernier et ses alliés, mettent en place un régime totalitaire qui s’empresse d’éliminer rapidement tout « individu suspect ». La capitale du Cambodge, Phnom Penh est vidée de ses deux millions d’habitants dans les jours qui suivent l’arrivée des Khmers rouges.
Durant quatre ans de 1975 à 1979, les Khmers rouges font régner la terreur dans le pays en s’acharnant en particulier sur la population urbaine et les « intellectuels » (parfois, de simples porteurs de lunettes !). Des prisons d’Etat, des camps de travail, sont institués dans tout le pays. La terreur règne. Au total, plus d’un million et demi de personnes, soit 20% de la population cambodgienne périssent sous la dictature de Pol Pot par le cumul des exécutions, des tortures, des travaux forcés, des maladies non traitées ou de la famine.
En 1978, à l’apogée du « gouvernement du frère n°1 », sur le tarmac de l’aéroport de Kampong Chhnang, à leur descente d’avion, trois personnes, la journaliste Lise Delbo (Irène Jacob), le photographe Paul Thomas (Cyril Gueï) et l’universitaire Alain Cariou (Grégoire Colin) attendent la venue des Khmers rouges. Des véhicules militaires apparaissent au bout du tarmac … Le trio a rendez-vous avec Pol Pot le « frère n°1 » …
Le réalisateur franco-cambodgien Rithy Panh, scénariste, producteur et à l’occasion acteur (il fait la silhouette et la voix de Pol Pot dans son film !), est né en 1964 à Phnom Penh. Il a tout juste 11 ans quand les Khmers rouges prennent le pouvoir au Cambodge. Durant quatre ans de 1975 à 1979, l’adolescent est témoin des pires atrocités. En 1979, à l’âge de 16 ans il parvient à s’échapper de l’empire des morts et rejoint la France en 1980. Après une difficile période d’adaptation, il décide de se consacrer à un travail de mémoire grâce au cinéma : en 1985, il entre à l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques ancêtre de la FEMIS).et en en sort diplômé en 1988. Dès lors, toute sa filmographie (22 films) depuis Le Passé imparfait (1988) jusqu’à Rendez-vous avec Pol Pot sera sous forme documentaire ou fictionnelle, le substrat du drame Cambodgien qu’il a vécu dans sa chair. Rendez vous avec Pol Pot est une forme hybride de fiction documentée inspirée par le livre de la journaliste et correspondante de guerre Élisabeth Becker (née en 1947) : Les Larmes du Cambodge (titre original : When the War Was Over : Cambodia and the Khmer Rouge Revolution – 1986).
Dès leur arrivée sur le tarmac, en attendant les Khmers rouges, Rithy Panh nous décrit les trois personnages de la délégation occidentale censée rencontrer « frère n°1 ». Lise Delbo est une correspondent de guerre expérimentée (dans la réalité, Élisabeth Becker), l’universitaire marxiste et ancien camarade de Pol Pot (dans la réalité l’universitaire marxiste Ecossais Malcom Caldwell) et Paul Thomas un photographe baroudeur sans illusions. Tous trois vont être immédiatement confrontés aux mensonges, aux violences, des représentants du Kampuchéa démocratique : un univers carcéral d’une brutalité extrême. Chaque « invité » face à ce macrocosme codifié, réagira différemment selon ses valeurs et ses croyances.
Pour son dernier opus, Rendez-vous avec Pol Pot le réalisateur franco-cambodgien ne disposait pas d’un budget important qui lui aurait permis de filmer classiquement cette histoire. En élève, revendiqué, du soviétique Dziga Vertov (1896/1954) et du français Chris Marker (1921/2012), il a réfléchi comme ses illustres prédécesseurs à comment fabriquer un cinéma plus organique. Dans Rendez-vous avec Pol Pot le montage final comprend des images couleurs des trois personnages, de leurs différents interlocuteurs, mais aussi des images d’archives (noir et blanc), des inserts de figurines en argile lesquelles font le lien entre les séquences fictives et documentaires. Le résultat sur l’écran (format 4/3) est bluffant sans nuire à la fluidité du récit ubuesque de ce voyage. Par cette forme inédite, née d’une contrainte financière, Rithy Panh, sans pathos, nous montre cette sanglante tragédie générée par un régime ubuesque. Nous « construisons » l’abomination de ce régime totalitaire grâce la à forme cinématographique ingénieuse choisie par le réalisateur. L’horreur n’est pas tant ce que l’on voit que ce que l’on cache. Au cinéma, le hors champ renforce le champ (écran).
Rendez vous avec Pol Pot n’est certes pas une œuvre de divertissement, mais demeure par sa forme, à la portée de tous les regards. Le génocide du peuple Khmers y est omniprésent sous des paroles policées (dialogue d’Alain Cariou, un idiot utile communiste, dont le patronyme est proche d’un historien français lui … très vivant) et « frère n°1 » à la foi visible et invisible, grand ami de son ancien camarade d’études.
Rendez vous avec Pol Pot est un grand film à voir pour se « laver les yeux ». Il a été projeté au dernier Festival de Cannes 2024 dans la section Cannes Première.
Jean Louis Requena