Dos Madres

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affiche dos madresDos Madres

Film espagnol- portugais-français de Victor Iriarte-109’

Dès 1934, un psychiatre militaire espagnol Antonio Vallejo-Najera (1889/1960) soutenais la thèse suivante : « les relations intimes existant entre le marxisme et l’infériorité mentale sont évidentes ». Il poursuit sur la base de ce postulat : « la mise à l’écart des sujets, dès l’enfance, pourrait affranchir la société de cette idéologie ». A la fin de la Guerre d’Espagne (1936/1939) et l’installation au pouvoir du dictateur Francisco Franco (1892/1975) en mai 1939, la doctrine de ce psychiatre militaire proche du généralissime fut mise en œuvre. Des bébés de mères républicaines furent soustraits, déclarés mort-nés à leur naissance, puis offerts à des familles franquistes, souvent militaires et toujours catholiques. Antonio Vallejo-Najera fut promu colonel. Ce trafic s’opéra durant des années avec la complicité du personnel hospitalier sous l’égide conjointe de diverses autorités religieuses.

Cette première séquence de vols de bébés sur une base idéologique, « éradiquer le marxisme », fut suivie d’une plus longue qui perdura jusqu’à la fin des années 1980. Les réseaux mis en place dans la phase répressive du régime franquiste (1940/1950), s’amplifieront pour devenir un business avec la complicité de cliniques, de médecins, de sages femmes, et des autorités religieuses, très puissantes dans l’Espagne d’alors. Les filles mères (mineures ou célibataires), les femmes adultères, les divorcées furent des « cibles » de choix. Le commerce a remplacé l’idéologie. Dans les années 2000, « L’Affaire des enfants volés » devient une affaire de l’Etat espagnol : elle concerne, grosso modo, 300.000 enfants dérobés à leur mère.

Vera (Lola Duenas) est une espagnole qui vit au Portugal où elle enseigne la sténotypie à des élèves adultes. Calme en apparence, elle est en rage contre l’establishment qui lui a volé son fils à sa naissance. Ce dernier a été déclaré, suivant les médecins lors de l’accouchement, mort-né ; pourtant elle se souvient de ses cris à sa naissance. Vingt-ans ont passé depuis la disparition de son enfant ; cependant elle continue obstinément à chercher des indices sur lui. Les autorités de son pays affirment que les archives ont été brulées. Toutes traces ont disparu. Elle n’en croit rien et finit, à force de persévérance, de trouver un registre, non brûlé, qui l’informe sur le nom de son fils et sa localisation : Il se nomme Egoz (Manuel Egozkue) et vit en Espagne avec sa mère adoptive, Cora (Ana Torrent).

Egoz est un jeune homme attachant qui exerce le métier d’accordeur de pianos ; Cora est professeur de piano. Vera décide de les contacter …

Victor Iriarte est un cinéaste basque né à Bilbao en 1976. Depuis 2006 (Volver), il a produit pas moins de quinze courts métrages. Dos Madres (en version originale : Sobre todo de noche) est son premier long métrage de fiction dont il est également coscénariste avec Isa Campo (49 ans), également réalisatrice et scénariste. Dos Madres que l’on peut qualifier de film d’enquête et d’espionnage a une narration cinématographique originale. En effet, les voix, et singulièrement celle de Vera, sont omniprésentes « en off » dans le premier tiers de l’histoire, puis ensuite en « in » dans ses échanges avec Cora et Egoz. La voix de Vera voix est angoissée, agressive : elle enrage de l’obscurité, des mensonges, dans lesquels les autorités de son pays la maintiennent. A contrario, celles de Cora et d’Egoz sont douces, apaisées. Pour ne pas suffoquer, Vera a fui au Portugal et s’est installée sur les rives du fleuve Douro.

Victor Iriarte met en image Dos Madres dans une forme cinématographique maitrisée : il mêle adroitement les voix off (hors écran), les voix in (écran), les fermetures à l’iris sur le personnage afin de souligner son isolement physique et psychique. Cette mise en scène est soutenue par une musique dramatique (Aranzazu Calleja et Maite Arroitajauregi) mais non envahissante. Nonobstant, ces choix audacieux, le réalisateur ne nous assène pas un cinéma expérimental trop souvent source d’ennui. Il affirme : « Dans mon cinéma, l’histoire n’est pas le prétexte à la recherche formelle : elle en fait partie ». Son film est construit par couches thématiques qui se répondent l’une l’autre : l’histoire d’un crime, l’histoire d’une blessure, l’histoire d’un amour inattendu. Tout cela s’articule grâce aux différents langages cinématographiques visuels : cadres fixes, ellipses, onirisme, faux raccords, séquences alternées, etc.

Passé un moment de flottement, le spectateur entre dans les entrelacs de cette terrible tragédie qui a eu lieu en Espagne sur plus de quatre décennies (1940/1980). Dos Madres est une œuvre bouleversante, sans pathos. C’est l’histoire d’un combat et d’une résilience. Soulignons la qualité de l’interprétation des deux personnages principaux Lola Duenas (Vera), actrice de plusieurs films de Pedro Almodovar (Volver – 2006, Étreintes brisées – 2009, Les Amants passagers – 2013) et d’Anna Torrent (Cora) que nous avons découverte enfant dans L’Esprit de la ruche (1973) de Victor Erice (né en 1940) et Cria cuervos (1975) de Carlos Saura (1935/2023).

Dos Madres a été projeté à la Mostra de Venise 2023 dans la section Giornate degli Autori. Il a été récompensé au Festival du film espagnol de Toulouse 2023 par le Prix de la meilleure réalisation.

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