Documentaire italien de Giuseppe Tornatore – 156′
Avec Ennio Morricone, Clint Eastwood, Terrence Malick
Sortie : 06/07/2022
Par Jean-Louis Requena
Rome, milieu des années 2010. Un homme âgé circule allègrement dans un grand appartement romain, aux plafonds hauts, richement meublé. Soudain, le nonagénaire s’allonge sur un tapis et commence des exercices d’étirement : c’est Ennio Morricone (1928/2020), le célèbre compositeur de musiques de films. Ensuite, il rejoint son vaste bureau, encombré de paperasses en tous genres, puis il s’affaire sur du papier à musique avec crayon et gomme.
Plus tard, debout, les yeux clos, les bras levés, il dirige un orchestre imaginaire …
Assis confortablement dans un fauteuil, le voici répondant aux questions de son interlocuteur, invisible : le cinéaste Giuseppe Tornatore, un ami de longue date. Pendant tout l’interview, il portera une chemisette rouge, à la demande du réalisateur, afin d’assurer la continuité du dialogue (en réalité étalé sur 11 jours). Ennio Morricone est né en 1928 à Rome ; avec ses parents et ses trois sœurs et frère, il habite le quartier populaire du Trastevere. Son père est trompettiste professionnel de jazz jouant dans des orchestres ou pour des revues de music-hall. Ennio, son fils ainé, veut faire des études de médecine mais son père, de santé fragile, exige qu’il prenne sa suite pour venir en aide à sa famille : ce sera donc la trompette et le Conservatoire Santa Cecilia de Rome ! Après 10 ans d’études musicales poussées, notamment auprès de son maître, le professeur Goffredo Petrassi (1904/2003), il obtient le diplôme de composition, puis celui de chef d’orchestre en 1954 : il a 25 ans. Toute son existence, Ennio aura un profond respect pour son maître exigeant et vénéré. Dans l’Italie de la décennie 50/60, celle du boom économique, l’industrie du disque, notamment des 45 tours, explose. Il devient un arrangeur recherché car il sait donner du « pep » à de simples chansonnettes par des trouvailles musicales inattendues : accompagnement de bruits concrets, de machine à écrire, de sonnerie de téléphone, de tintement de cloche, et réécriture contrapuntique de mélodies banales. Progressivement il est sollicité par la radio, le théâtre et la télévision pour ses émissions de variétés.
Ennio Morricone écrit sa première musique de film pour Mission ultra-secrète (1961) de Luciano Salce (1922/1989), portrait grotesque d’un fasciste ordinaire interprété par Ugo Tognazzi (1922/1990). Puis coup sur coup deux « westerns-spaghetti » (italo-espagnol), alors à la mode après la vague des péplums italiens : Duel au Texas (1963) de Ricardo Blasco (1921) et Mon colt fait la loi (1964) de Mario Caiano (1933/2015), œuvres oubliables, mais dont le compositeur expérimente une écriture musicale novatrice (emploi du xylophone, piano en mode percussion, emprunts de thèmes à Serge Prokofiev (1891/1953), Dimitri Tiomkin (1894/1979), etc.). En 1964, Sergio Leone (1929/1989) le sollicite pour un nouveau « western spaghetti » qu’il souhaite différent, Pour une poignée de dollars, en lui demandant une signature musicale spécifique. Les deux hommes se reconnaissent : ils étaient camarades de classe à l’école primaire ! Morricone compose une œuvre constituée de sifflements, tintements de cloches, claquements de fouets, martèlements métalliques et chœurs d’hommes … mais pas de mélodie. Le guitariste espagnol Curro Savoy (1946) sifflera pour amalgamer ce matériau composite ! Morricone propose également d’associer le personnage principal de Joe (Clint Eastwood) à quelques notes de piccolo (petite flûte) : ce sera le leitmotiv musical du « héros » à son apparition sur l’écran ou quelques instants avant (principe de l’effet stimulus). Cette approche minimaliste, très efficace, sera reconduite dans Et pour quelques dollars de plus (1965), Il était une fois dans l’Ouest (1968) avec un harmonica, ou Il était une fois en Amérique (1984) avec une flûte de pan (Gheorghe Zamfir). Les deux premiers « westerns spaghetti » seront complétés par un troisième, plus ambitieux, Le Bon, le Brute et le Truand (1966) et son fameux cri de coyote en ouverture, qui propulsera Sergio Leone (alias Bob Robertson !) et Ennio Morricone (alias Dan Savio ) dans le firmament des créateurs de génie : le premier pictural (images somptueuses à grande profondeur de champs, actions étirées puis brusquement conclues, très gros plans, etc.) le second par sa musique (cacophonie savamment orchestrée, chœur d’hommes, voix humaine prégnante – Edda Dell’Orso, sifflement, instrument soliste très en avant de l’orchestre – guitare, piccolo, flûte de pan, etc.). Le son généré par Morricone agrandit encore l’image de Leone !
A l’orée de la quarantaine, Ennio Morricone est au sommet de son art car il peut s’adosser à une vaste culture musicale de la musique savante italienne (Claudio Monteverdi, Girolamo Frescobaldi jusqu’à’ Giacomo Puccini), à la musique baroque et classique allemande (Jean-Sébastien Bach jusqu’à Johannes Brahms) sans oublier ses propres expériences en musique dodécaphonique et expérimentale (Arnold Schönberg, John Cage, etc.). Au mitan des années 60, il sera le trompettiste d’un groupe italien de musique d’avant-garde : Nuave Consonanza. Il compose selon ses dires deux sortes de musiques. La première qu’il nomme « musique absolue », est non contraignante, celle des concerts : cantates, messes, motets, etc. issus des formes musicales classiques ; la seconde « musique appliquée » pour le cinéma et les contraintes exigées par cet art (montage). De temps à autre, il écrira sa partition en amont du tournage à la lecture du scénario (ou non) de sorte que les sons puissent être diffusés sur le plateau au moment du tournage et, ainsi, régler le rythme de la scène sur la musique (Il était une fois dans l’Ouest – arrivée de Jill en gare ; Il était une fois en Amérique – la dernière rencontre entre Noodles et Max). Ennio Morricone a ainsi composé plus de 500 opus en « musique absolue », et environ 500 de « musique appliquée » pour le cinéma, la télévision, le théâtre.
Multirécompensé, il ne reçoit son premier Oscar qu’en 2016 (87 ans !) pour la musique des Huit Salopards (2015) de Quentin Tarantino après qu’en 2007 il ait reçu un Oscar d’honneur « pour ses magnifiques et multiples contributions à l’art de la musique de film ».
Cette autobiographie filmée et montée d’une main de maître par le cinéaste Giuseppe Tornatore (56 ans), a un montage dynamique qui se déploie autour d’un nombre conséquent d’admirateurs du compositeur : réalisateurs, musiciens, compositeurs, chanteurs, etc. C’est une ronde qui ne faiblit pas, ponctuée par les interventions du maestro, en chemise rouge, qui délivre, avec émotion, quelques clés de ses inventions musicales.
Ennio est un documentaire introspectif sur un homme rare, timide, à la sensibilité à fleur de peau, qui masque sous un maintient un peu froid, un monstre de travail qu’aucun challenge ne rebute. « On ne raconte pas la musique, on l’écoute » disait-il. C’est absolument passionnant !