Cannes, mai 2010. Nous étions ma femme et moi presque en tête d’une longue file de spectateurs potentiels qui grillaient sous le cagnard de Cannes, au pied du « Bunker » (surnom approprié du Palais des Festivals) en attendant l’ouverture du Walhalla : la grande salle Debussy ! Les vigiles du haut des escaliers accédant au Walhalla, contenaient la foule instruite, cinéphile, tout en la narguant, goguenards. Nos accréditations sous forme d’un petit rectangle plastique pendouillant à nos cous, ne valaient pas tripette ; nous n’étions que des cinglés de cinéma, amassés, en manque d’une projection : le dernier film que Jean-Luc Godard avait daigné envoyer sur la croisette dans la section un « Certain regard » ! Ce long métrage tant attendu, désiré, une production franco-suisse, une docufiction, s’appelait Film Socialisme (101’) rien de moins …
Jean-Luc Godard est né en décembre 1930 à Paris dans une riche famille protestante et est décédé (sous assistance médicale) en septembre 2022 en Suisse à Rolle, Canton de Vaud au bord du lac Léman, à l’âge de 91 ans. C’est un cinéaste mondialement connu pour ses films (les premiers opus surtout) et ses frasques de toute une vie d’artiste. En 2016, alors qu’il avait rendez vous chez lui, à Rolle, avec sa grande amie Agnès Varda (1928/2019) et le plasticien JR (coréalisateur) qui tournaient le spirituel film, Visages, villages (2017), il s’éclipsa de chez lui pour ne pas les recevoir ! Jean-Luc Godard a toujours eu depuis son enfance, un peu terne, de mauvaises manières.
L’éclosion vient du cinématographe qu’il cultive assidument depuis l’âge de 17 ans à travers le visionnage des films du monde entier (La Cinémathèque) et des revues d’abord confidentielles (Bulletin du ciné-club du Quartier Latin) puis en 1952, il écrit une revue théorique : Les Cahiers du Cinéma. Il se lie d’amitié avec deux jeunes critiques, Claude Chabrol (1930/2010) et François Truffaut (1932/1984) qui réaliseront de longs métrages avant lui : Le Beau Serge (1958) pour le premier, Les Quatre Cents Coups (1959) pour le second. Grâce au fantasque producteur de cinéma Georges de Beauregard (1920/1984), il réalise à petit budget son premier long métrage : A bout de souffle (1960) avec Jean-Paul Belmondo (1933/2021) et Jean Seberg (1938/1979). Ce petit polar banal, en noir et blanc, démolit consciencieusement une bonne part de la grammaire figée du cinéma. C’est la naissance d’un nouveau langage cinématographique : longs plans séquence (volés !) tournés en extérieur, montage « cut », son artificiel doublé en studio, acteurs non maquillés, etc. Ce faux débraillé attire 2,2 millions de spectateurs en France. La « Nouvelle Vague » portée encore par un public nombreux (400 millions d’entrée à comparer aux 210 millions de … 2019 dernière année de référence !) a trouvé son porte étendard peu amène, grincheux, volontiers dénigreur. Jean Luc Godard se hâte de tourner un nouveau film en prenant soin d’en faire un échec : Le Petit Soldat (1960) sur le thème de La Guerre d’Algérie en France ! (OAS contre FLN). Tout Jean-Luc Godard est là, dans son attitude provocante et autodestructrice.
Suivent, à marche forcée, de grands films : Vivre sa vie ( 1962) avec son épouse Anna Karina (1940/2019), Le Mépris (1963) avec Brigitte Bardot et Michel Piccoli (1925/2020), Bande à Part (1964) avec toujours Anna Karina, Une femme marié (1964) avec Macha Méril, Alphaville, une étrange aventure de Lenny Caution (1965) avec Eddie Constantine (1917/1993), Pierrot le Fou (1965) un road-movie étincelant avec de nouveau Jean-Paul Belmondo, selon nous son chef d’œuvre (1,3 millions d’entrées France), Masculin féminin (1966) avec Jean-Pierre Léaud acteur fétiche de François Truffaut.
Arrive l’année 1968 avec son affaire de la Cinémathèque Française (en février, tentative d’éviction de son fondateur Henri Langlois), son Festival de Cannes (mai) interrompu où Jean-Luc Godard traite ses confrères de « cons » et enfin, sa radicalisation vers la « doxa maoïste ». C’est sous cette influence qu’il réalisera La Chinoise (1967) avec sa nouvelle femme Anne Wiazemksy (1947/2017) et Week-end (1967), film foutraque avec Mireille Darc (1938/2017) et Jean Yanne (1933/2003) en couple de parvenus odieux, choisis par le réalisateur parce qu’ ils étaient « des acteurs antipathiques ». Un éminent situationniste affirmera que Jean-Luc Godard est « le plus con des prochinois suisse ». N’en déplaise à ses thuriféraires les longs métrages qui suivent, Le Gai Savoir (1968) commandé puis refusé par l’ORTF, Tout va bien (1972) avec Jane Fonda et Yves Montand (1921/1991), Sauve qui peut (la vie) (1980), Passion (1982), Prénom Carmen (1983), Je vous salue, Marie (1985) et Détective (1985) avec Nathalie Baye et Johnny Hallyday (1943/2017) n’atteignent pas la richesse cinématographique de sa période dite Anna Karina (1959/1967).
Jean-Luc Godard s’éloigne progressivement du « cinéma commercial », après un grave accident de moto (1971) et des tentatives de cinéma politique du Groupe Dziga Vertov (« faire politiquement du cinéma politique »). Fin 1973, il s’installe avec sa nouvelle compagne Anne-Marie Miéville à Grenoble près de l’inventeur des caméras Aäton, Jean-Pierrre Beauviala (1937/2019) pour être au fait de la nouvelle technologie vidéo.
En 1976, lassé de la vie grenobloise, il quitte brusquement Grenoble pour s’installer définitivement avec Anne-Marie Miéville à Rolle, en Suisse, tout près de Nyon où il a passé une partie de son enfance. C’est là qu’il va continuer ses multiples travaux en vidéos (images saturées, sons dissonants, montages syncopés, etc.) dont il est devenu un expert. Sa notoriété, pour lui très encombrante, d’après ses dires (« mon nom de famille Godard porte une image que je ne maitrise pas. Je suis Jean-Luc ») mais curieusement intacte, malgré la confidentialité de ses œuvres peu ou mal distribuées.
…… En 2010, au festival de Cannes arrive Film Socialisme de l’ermite de Rolle, déjà âgé de 80 ans, précédé d’une forte réputation et que personne n’a vu…
La longue queue comme mue par un ressort invisible s’agite et s’épaissit au fil de l’attente interminable. Après avoir échangé quelques informations avec ma femme, je tente maladroitement d’engager une conversation avec ma voisine qui ne me répond même pas : elle est venue voir le film de Jean-Luc Godard… Mes propos ne l’intéressent pas. Un homme, la cinquantaine souriante, nous aborde alors et s’adresse à nous comme si nous le connaissions de longue date. Il est à ma gauche, hors file d’attente. Tout en me parlant, je remarque qu’il glisse tout en douceur vers la droite et entre sans sourciller dans la queue… devant nous ! De fait, il masquait quatre ou cinq personnes qui se sont faufilés, sournoisement dans les rangs ! Soudain l’homme me tourne le dos : il converse joyeusement avec ses amis et nous ignore, ma femme et moi. Il a réussi son coup : être devant nous !
En définitive, ma femme et moi avons jeté l’éponge : nous n’avons pas eu accès au Walhalla et donc pas visionné le Film Socialisme, à la réputation, non vérifiée, de chef d’œuvre. D’ailleurs cette année-là, quelques jours plus tard, nous sommes sortis d’un commun accord de la projection d’un long métrage ennuyeux : Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (114’) du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasetthakul qui a été en clôture du festival, récompensé d’une Palme d’Or !
Nos échecs culturels successifs (et d’autres encore !) dans le grand cirque du Festival de Cannes 2010 aurait plu, à n’en pas douter, à un Jean-Luc Godard facétieux, pince sans rire. Maintenant qu’il n’est plus là, il va nous manquer.
Hasta la vista, Jean-Luc !