Film japonais de Ryusuke Hamaguchi-106’
Le plan d’ouverture est un long travelling en contre plongée vers les cimes des arbres. Ce plan séquence, de longue durée, nous transporte au cœur d’une forêt japonaise à 200 kilomètres de la mégalopole, Tokyo. Un homme accroupi Takumi (Hitoshi Omika) puise patiemment, à la louche, l’eau d’un ruisseau qui serpente dans la vallée au milieu d’une végétation luxuriante. Ce travail accompli, les jerricans pleins, il les transporte dans sa voiture garée à proximité. L’eau qu’il récupère est pour une auberge du coin : elle sert à préparer de délicieux, quoique simples repas. Takumi est une sorte « d’homme à tout faire » dans cette petite communauté à l’écart des grandes agglomérations.
Takumi n’a pas d’emploi défini ; il fait un peu de tout pour les gens du village. Veuf, il élève sa fille Hana (Rei Nishikawa), une écolière de 8 ans. Ensemble, ils se promènent dans la forêt ou Takumi, très connaisseur, lui décrit les essences des arbres qui la peuplent. Hana est intéressée par la flore, la faune, les cerfs qui se déplacent dans les collines avoisinantes. De temps à autre Takumi et Hana entendent les détonations de chasseurs à l’affût. Parfois, Hana après ses heures de classe, s’égare, seule, dans la forêt.
Une société Tokyoïte, Playmode veut implanter un « glamping », sorte de camping glamour pour touristes fortunés, sur un terrain au-dessus du village. Une réunion est convoquée à la mairie afin de débattre de ce projet avec deux interlocuteurs venus de la capitale : Takahashi (Ryuji Kosaka) un ancien agent d’acteurs et Mayuzumi (Ayaka Shibutani) une ex-aide-soignante. Le maire et tous les habitants du village sont présents. Après la présentation du projet la discussion s’engage : les villageois, unanimes, protestent contre ce projet qui dénaturera à coup sûr leur environnement.
Takahashi et Mayuzumi sont rapidement à bout d’arguments. Ils sont désemparés par le bon sens de leurs contradicteurs … Gênés, ils déclarent qu’ils vont en référer à leur commanditaire de Tokyo et revenir sur le terrain afin de compléter l’information sur le projet.
A leur retour, ils se rapprochent de Takumi « l’homme à tout faire » peu loquace …
Le Mal n’existe pas est le dixième long métrage de Ryusuku Hamaguchi (45ans), cinéaste japonais d’envergure qui nous propose ses œuvres depuis 10 ans : Senses (2015), Asako & II (2018), en 2021 Contes du hasard et autres fantaisies (critique dans BasKulture d’avril 2022) et la même année, Drive My Car (critique dans Baskulture d’avril 2021). Ces derniers films ont été couronnés par des récompenses dans de nombreux festivals internationaux : Grand prix du jury pour Contes du hasard et autres fantaisies à la Berlinale 2021 ; prix du scénario pour Drive My Car au Festival de Cannes 2021 et Oscar du meilleur film international 2022. C’est dire l’importance de ce réalisateur japonais de la nouvelle génération qui, dans les pas des grands maîtres tels que Kenji Mizoguchi (1898/1956), Yasujiro Ozu (1903/1963) et Mikio Naruse (1905/1969) explore, décrit avec minutie, par petites touches, tel un peintre impressionniste, l’évolution de ses personnages.
Après le succès de leur travail sur Drive My Car, la compositrice Eiko Ishibashi et Ryusuke Hamaguchi se sont retrouvés sur deux nouveaux projets : Gift, un concert live d’Isbibashi avec une projection d’images muettes réalisées par Hamaguchi et Le Mal n’existe pas comme une matrice d’images muettes du concert sur lesquelles le réalisateur, redevenu scénariste, a développé des intrigues. Son dernier opus, déroutant (un peu) par sa narration arborescente, comprend trois histoires sur fond de fable écologique : primo, la solitude volontaire d’un homme (Takumi) ; secundo, les interrogations de deux urbains attirés par le monde rural (Takahashi et Mayuzumi) ; tertio, le comportement aventureux d’une petite fille désobéissante (Hana). Ryusuke Hamaguchi tresse les fils de ces trois parcours en les liant les uns aux autres dans une mise en scène contemplative faite de longs plans séquences (fixes ou mobiles). Toutefois, il « casse » cette facture par une longue et houleuse réunion des villageois laquelle interrompt le récit et le fait bifurquer. Cependant, l’eau du ruisseau potentiellement pollué par le « glamping » s’écoulera, quoique qu’on y fasse, d’amont en aval vers le village soit de « haut en bas » comme le souligne, malicieusement, le maire du village. A l’évidence des ruraux Ryusuke Hamaguchi oppose l’atermoiement des citadins. Deux mondes incompatibles s’affrontent : celui du temps long (les villageois) et celui du temps court (les visiteurs).
Dans Le Mal n’existe pas la mise en scène semble flotter dans de longs plans séquences contemplatifs, puis en son sein, des plans courts, frontaux, champs contre-champs lesquels aménagent un contraste saisissant : ce montage rarement usité, est la signature d’un grand cinéaste par ailleurs admirateur du cinéma français qu’il cite souvent : Éric Rohmer (1920/2010) Les contes moraux (1963/1972), et Jean Eustache (1938/1981) La Maman et la Putain (1973).
Le Mal n’existe pas est une œuvre un peu déroutante car elle n’est pas dans la continuité de la riche filmographie du réalisateur japonais. En collaborant étroitement, Ryusuke Hamaguchi et sa compositrice Eiko Ishibashi ont tenté de réinventer les rapports entre le son, l’image et la narration. Aucune des histoires n’aboutit ; elles restent en suspens à l’encontre de leur déroulement classique au cinéma : un début, un développement et une fin. Ce long métrage non programmatique, en rupture de ton, déploie ainsi toute son étrangeté, sa beauté : le champ des possibles reste ouvert.
Le Mal n’existe pas (titre incongru) a obtenu le Grand prix du jury à la Mostra de Venise 2023.
Jean-Louis Requena