Les Carnets de Siegfried
Film anglais de Terence Davies-137’
Siegfried Loraine Sassoon est né en 1886 en Angleterre dans le comté de Kent. Il est issu d’une riche famille de commerçants juifs des Indes. Son prénom, peu courant pour un anglais, lui a été donné par sa mère Theresa grande admiratrice des opéras de Richard Wagner (1813/1883). Dès la fin de l’adolescence, au début du XX ème siècle, Siegfried publie des fascicules de poèmes à compte d’auteur. Richement doté par sa famille, il n’a nul besoin de rechercher un emploi. Oisif, il fréquente les salons ou de riches grands bourgeois, cultivés, côtoient la caste des aristocrates londoniens ; Il y fait des rencontres féminines, et surtout masculines, dont certaines deviendront ses proches.
Peu à peu, l’Europe continentale s’embrase dans des guerres périphériques (les Balkans). « La montée des périls » est en marche. Poussé par son patriotisme, Siegfried Sassoon s’engage dans l’armée britannique (la conscription n’existant pas en Angleterre, on s’enrôle à titre individuel dans les armées de sa Majesté). Blessé lors d’une chute de cheval, il passe en convalescence jusqu’au printemps 1915. La Première Guerre Mondiale (1914/1918) a éclaté le 4 août 1914 : Il ne peut y participer. En 1915, son frère cadet Hamo est tué à Gallipoli (Batailles des Dardanelles, mars 1915/janvier 1916). La disparition tragique de son frère est un rude coup pour Siegfried.
En mai 1916, le sous -lieutenant Siegfried Sassoon rejoint dans le nord de la France, le corps expéditionnaire anglais qui y stationne. Il participe à la « Bataille de la Somme » (juillet 1916/novembre 1916), une effroyable hécatombe pour peu de gain territorial. Siegfried a une conduite courageuse, quelque peu suicidaire (surnommé « Mad Jack » par ses hommes, pour ses exploits) mais dépressif, face à la misère des soldats et effaré par les pertes humaines. A la fin d’un congé de convalescence en 1917, Siegfried refuse de reprendre du service. Encouragé par ses amis pacifistes, il envoie au haut commandement une lettre intitulée « Déclaration d’un soldat » laquelle est communiquée à la presse et lue au Parlement. Dans cette lettre, il reconnait : « Je fais cette déclaration comme un acte volontaire de défi vis-à-vis de l’autorité militaire car je crois que la guerre est délibérément prolongée par ceux qui ont le pouvoir d’y mettre fin ». Le scandale éclate. Siegfried tient tête aux autorités militaires qui refusant de le trainer en cour martiale, le déclarent inapte au service et l’envoient dans un hôpital militaire.
Dans l’établissement hospitalier de Craiglockhart, près d’Edimbourg (Ecosse), il est soigné officiellement pour neurasthénie. Il y rencontre un autre poète Wilfred Owen (1893/1918) qui aura une grande influence sur son œuvre future …
Les Carnets de Siegfried est l’ultime long métrage du réalisateur britannique Terence Davies (1945/2023), décédé en octobre 2023 à l’âge de 77 ans. Un homme à part dans l’univers cinématographique britannique d’après-guerre : 9 films seulement en 45 ans de carrière avec toujours des difficultés financières pour les monter. C’était un scénariste qui mettait en scène ses propres textes avec une rigueur visuelle (images soignées, flash-backs, ellipses, etc.) et sonores (dialogues, musique, voix off, etc.) ; un artisan méticuleux dans la fabrication de ses longs métrages à la construction complexe mais au demeurant « lisibles ». Le premier opus qui l’a fait connaitre en tant que réalisateur important est Distant Voices, Still Lives (1988,) œuvre magnifique, sorte de mémoire intermittente à la fois joyeuse et douloureuse sur la classe ouvrière de Liverpool d’où il est originaire : film choral sur son enfance avec ses chants, sa joie de vivre et ses drames. Les Carnets de Siegfried est également une œuvre cinématographique de grande ampleur sur l’espace/temps (passé et avenir) film construit comme une symphonie faite de mouvements musicaux développés, repris, s’achevant par un crescendo bouleversant.
Les Carnets de Siegfried (titre original : Benediction) est tout inscrit à l’intérieur d’un arc temporel, non linéaire de 1913, veille de la « Grande Guerre », à 1961 dans une Angleterre victorieuse mais exsangue après la Seconde Mondiale (1939/1945). Terence Davies mêle les temporalités (montage surprenant) sans nous perdre tant celles-ci éclairent la personnalité complexe de Siegfried jeune (Jack Lowden) volontaire, engagé mais aussi frivole, et le même homme âgée (Peter Caplaldi) misanthrope, agressif, sans espoir. Deux personnalités cohabitent dans le même corps : le premier aime des hommes, le second se résigne à la conjugalité (hétérosexuelle).
Au dispositif visuel (images d’archives de la Grande Guerre, scène de troupeau de vaches, etc.) s’ajoute un autre sonore (voix off, chansons, fragments de musique classique, etc.) : l’ensemble est d’une virtuosité, d’une efficacité confondante. Les dialogues ciselés, mêlent amour, humour, regrets et culpabilité. La complexité de la narration n’est pas un obstacle : elle « nourrit » le film comme elle « nourrit » le spectateur. A cet égard Terence Davies déclare : « Il plus intéressant de se laisser guider par un état d’esprit ou par des sensations pour aller de moment intense en moment intense ».
Terrence Davies a porté ce film dès 2015, mais il n’a pu le réaliser qu’en 2022 après la pandémie de Covid 19. Son ultime opus n’a été distribué en France que cette année. Une rétrospective a été consacrée au Centre Pompidou (1er au 17 mars) au « proustien » anglais : Terence Davies, Le temps retrouvé. C’est un hommage mérité.
Jean-Louis Requena