Film franco-espagnol de José Luis Lopez-Linarès – 90′
Date de sortie : 2022
Par Jean-Louis Requena
Espagne 2019. Un train traverse un morne paysage de plaines. Dans un luxueux wagon, un vieil homme confortablement assis, le visage avenant, monologue de sa voix reconnaissable : Jean-Claude Carrière (1931/2021). Écrivain (80 livres), scénariste (70 films), dramaturge (une douzaine de téléfilms), sans compter de nombreuses pièces de théâtre avec son ami et metteur en scène Peter Brook (1925/2022) et même quelquefois acteur ! Son talent de conteur est inimitable. Il commence par une anecdote édifiante. Luis Buñuel (1900/1983), aragonais (il est né à Calanda province de Teruel, près de la ville de Saragosse), facétieux, affirme à une riche américaine qu’il y a trois sourds célèbres en Aragon : Goya le peintre, Beethoven le musicien, et luis Buñuel le cinéaste … Et l’américaine hésitante de répondre : « vous êtes sûr que Beethoven est espagnol ? ». La tonalité du film à la fois érudit et spirituel est donnée.
Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière ont collaboré au cinéma pendant une vingtaine d’années du Journal d’une femme de chambre (1963) à partir du roman naturaliste d’Octave Mirbeau (1848/1917) à Cet obscur objet du désir (1977), libre adaptation du roman la Femme et Le Pantin de Pierre Louÿs (1870/1925). Avec le réalisateur, il a co-écrit peu de temps avant le décès de ce dernier, Mon dernier soupir (1982) ultime pied de nez surréaliste de Don Luis. Le cinéaste et le scénariste, tous deux amoureux de l’Espagne, ont partagé, entre autres, une passion commune pour le peintre Francisco Goya à la longue vie (82 ans) incroyablement riche et tumultueuse.
Francisco José de Goya y Lucientes plus communément nommé Goya est né en 1746 à Fuendetodos près de la ville de Saragosse. Il a eu plusieurs vies dans l’histoire européenne tourmentée à cheval sur le XVIIIe et le XIXe siècle, qui marque l’inexorable déclin de l’Espagne au profit de deux pays européens : L’Angleterre maritime et la France continentale. Durant son existence, Goya aura connu pas moins de quatre types d’administrations : l’Ancien Régime (royauté), La Révolution Française (république), l’Empire (Napoléon 1er) et la Restauration (retour de la royauté). Après une solide formation de peintre, à 24 ans en 1770, Goya séjourne, comme beaucoup d’artistes de l’époque, en Italie où il admire les chefs d’œuvre de la peinture italienne baroque religieuse et profane. A son retour, il finit par s’installer à Madrid (1775/1792) où il dirige, durant douze ans, la Fabrique royale de tapisserie sous le règne des Bourbon. Sur la production picturale de cette période cohabitent deux axes de factures différentes : peintre officiel de cour (portrait de Charles IV et Marie-Louise de Bourbon-Parme) et rapporteur de thèmes populaires (La Vendeuse de cenelle, Le Marchand de vaisselle, etc.). En 1792, à 45 ans, au mitan de sa vie, Goya deviendra totalement sourd ce qui aura des conséquences immenses sur sa vie d’artiste. Jean-Claude Carrière fait cette réflexion : « Le silence surtout, qui est la chose au monde la plus difficile à entendre » et il ajoute « Par malheur pour lui, par bonheur pour nous ».
Avec son handicap irréversible, Goya, spectateur inquiet, est pris dans les turbulences inouïes de son temps : La Révolution Française (1789/1799) et ses conséquences en Europe et les guerres napoléoniennes en Espagne (1802/1808). De surcroît, la maladie influe fortement la production picturale de Goya (peinture de chevalet, peinture murale, gravures, etc.). Il peint souvent « seul dans la nuit, avec des bougies allumées sur son chapeau » à l’instar de Michel-Ange (1475/1564) travaillant sur le plafond de la chapelle Sixtine du Vatican, à Rome (1508/1512). Ses œuvres sont commentées par Jean-Claude Carrière au Musée du Prado à Madrid, La Maja desnuda (1790/1800) et La Maja vestida (1802/1805), lesquelles sont accrochées côte a côte se répondant avec pour le visiteur/voyeur un même « regard caméra » (regard orienté dans l’axe de la caméra fictive). Le scénariste s’en dit troublé. Pris dans les remous de la guerre d’indépendance espagnole contre les français en mai 1808, Goya fréquente los afrancesados, espagnols proches des idées des Lumières exportées par les troupes napoléoniennes. Il produit 82 gravures de 1810 à 1815 et deux grandes toiles magistrales : Los de mayo et los très de mayo (1814) sur les désastres de la guerre de guérilla. Goya dans sa correspondance écrira qu’il a peint « les plus importantes et héroïque actions ou scènes de notre glorieuse insurrection contre le tyran de l’Europe ». Après le départ des français s’instaure dans la péninsule ibérique une Restauration absolutiste (1815/1819) avec le roi Ferdinand VII qui entraîne la persécution des afrancesados et de leurs affidés, dont Goya.
En 1819 Goya achète une propriété la Quinta del Sordo (le domaine du sourd) qu’il emplit de fresques murales (peinture à l’huile sur murs secs), ensemble particulièrement sombre qui constitue son dernier chef d’œuvre : les Peintures noires (1820/1824) transférées au musée du Prado à Madrid. En 1824, il émigre définitivement d’Espagne pour s’installer à Bordeaux où il s’éteint en 1828 à l’âge de 82 ans, non sans avoir conçue des œuvres remarquables comme la laitière de Bordeaux (1827) considéré, par sa facture, une huile sur toile, comme pré-impressionniste.
Dans L’ombre de Goya par Jean-Claude Carrière, outre le scénariste aux propos érudits, admiratifs et malicieux, interviennent des spécialistes espagnols (Musée du Prado) et français (Musée du Louvre) qui dissertent sur la variété étonnante des œuvres du grand peintre dans un pays qui en comptait beaucoup aux siècles précédents : El Greco (1541/1614) crétois de Tolède, fondateur de l’école Espagnole au Siècle d’Or (XVIe) à Diego Velasquez (1599/1660) le sévillan. Goya est un artiste révolutionnaire et le premier peintre moderne admiré en France par Eugène Delacroix (1798/1863) et Édouard Monet (1832/1883) … et les Surréalistes dont Luis Buñuel. Dans l’ombre de Goya est le dernier voyage cinématographique de Jean-Claude Carrière pour son autre pays de cœur : L’Espagne. A noter que ce dernier avait écrit le scénario Les Fantômes de Goya (2006) long métrage de fiction historique réalisé par son ami Milos Forman (1932/2018).
L’ombre de Goya par Jean-Claude Carrière a été présente au Festival de Cannes 2022 dans la section Cannes classics – Documentaires sur le cinéma.